I. Présence médiatique au XXesiècle :  Rimbaud, l'enfant terrible des cercles poétiques



   1. Le goût pour la provocation : "l'incident de Carjat"



 Rimbaud fut un personnage médiatique dès son vivant. C’est, dans un premier temps, grâce à ses poèmes que le jeune Arthur commence à se faire connaitre des milieux littéraires. Après plusieurs publications et recommandations, qui lui valent notamment l’intérêt d’un certain Paul Verlaine, ce dernier invite Rimbaud à faire découvrir sa poésie dans les milieux littéraires.  "Venez chère grande âme, on vous appelle, on vous attend !", furent les quelques mots que Verlaine écrivit au jeune Rimbaud, tel un messie allant renouveler la poésie française. Ainsi, Verlaine prend Rimbaud sous son aile et l’introduit dans le cercle restreint du milieu poétique. C’est à ce moment même que va réellement débuter la notoriété du poète Rimbaud mais également la réputation d’adolescent turbulent et provocateur. Dans cette analyse du goût de Rimbaud pour la provocation, cette recherche s’intéressera essentiellement aux frasques et dérives qui ont provoqué l’intérêt médiatique. Ainsi, la poésie provocatrice conduit à la découverte d’un personnage tout autant provocateur, trait de caractère dont vont s’emparer les médias.





■ « L’incident de Carjat »


      Les témoignages de l'époque décrivent un Rimbaud insolent et multipliant les provocations qu'elles soient poétiques ou sociales. Ainsi, dans cette analyse du goût du poète pour la provocation, nous n'analyserons que le célèbre "incident de Carjat", exemple représentatif de l'insolence rimbaldienne. Ce choix tient uniquement du fait qu'il soit relaté dans le film Total Eclipse, corpus de ce travail. Ainsi, cette recherche va tenter de comparer la version biographique et objective de l'évènement (en s'appuyant sur la biographie de Rimbaud par Jean-Luc Steinmetz) avec la scène que lui consacre Agnieszka Holland dans le film Total Eclipse.
 
En 1871, Verlaine invite Rimbaud, dans un premier temps, au Cercle des poètes Zutiques, groupe sans programme ou manifeste, composé de grands noms tels que Charles Cros, André Gill, Ernest Cabaner, Léon Valade ou encore Camille Pelletan. Bien que la durée de vie des Zutistes fut courte, cela n’empêcha pas Rimbaud de faire parler de lui. En effet, c’est à cette époque que débute la collaboration artistique entre Rimbaud et Verlaine mais également leur relation amoureuse. Le « Sonnet du Trou du Cul », explicite d’ailleurs la relation homosexuelle qui unie les deux hommes, relation qui n’est pas au goût de tout le monde. Leur liaison était  connue dans le milieu parisien. D'ailleurs, les Frères Goncourt décrivent dans leur journal cette anecdote d'un Rimbaud entrant un jour dans un café en criant : « Verlaine m’a tellement enculé cette nuit que je ne peux plus m’asseoir » ? La volonté de choquer est indéniable dans cette citation. Ainsi, provocations poétiques, insultes envers les autres poètes et leurs œuvres, volonté de révolutionner la poésie, poèmes scandaleux, Rimbaud se fait finalement exclure du Cercle Zutique et l'étiquette de personnage sulfureux lui est attribuée.

Le 30 septembre de la même année, Verlaine introduit Rimbaud au dîner des « Vilains Bonshommes », groupe d’artistes formé en 1869. Rimbaud est très bien accueilli dans ce cercle et l'on ne tarit pas d'éloge sur lui, surtout depuis la lecture de son célèbre "Bateau ivre". D'ailleurs ce poème a laissé une forte impression de son vivant mais également après la mort de Rimbaud. En effet, en plus d'avoir influencé de nombreux artistes (comme par exemple  la traduction "Bruken Boat" par Samuel Beckett ou encore la version musicale de Léo Ferré), une reproduction intégrale du "Bateau ivre" a été inaugurée le 14 juin 2012, recouvrant le mur de la rue Férou à Paris. Réalisée par l'artiste néerlandais Jan Willem Bruins, cette œuvre fait face à l'endroit où Rimbaud aurait présenté pour la première fois son poème ce même 30 septembre au diner des "Vilains Bonshommes"





En face de cette imposante reproduction, un café, lieu qui va apporter une grande notoriété poétique mais également médiatique au cercle.

"Un coin de table", Henri Fantin-Latour, 1872


Musée d'Orsay, Paris






 Lors du premier diner, Rimbaud est accueilli avec enthousiasme par ses pairs après la lecture de son « Bateau ivre » mais au fur et à mesure des réunions, le goût de Rimbaud pour la provocation, exaspère les autres poètes (dont certains s’en étaient déjà plaints du temps du Cercle des poètes Zutiques). C’est finalement le 2 mars 1872 que le groupe va faire parler de lui dans les médias. Durant le dîner, Rimbaud, excédé par la lecture du « Sonnet de combat », s’en prend violemment à son auteur Auguste Creissels en insultant son poème du célèbre « merde ! ». Etienne Carjat prend la défense de Creissels en qualifiant Rimbaud de « petit crapaud ». Ces mots finissent d’excéder le jeune Arthur qui blesse l’injurié d’un coup de canne-épée.
Cette altercation a véritablement agité les médias et le monde littéraire, à tel point que le fameux tableau de Fantin-Latour a failli ne jamais voir le jour. Un passage du journal des Goncourt (visitant l'atelier de Fantin-Latour) fait d'ailleurs allusion à cet évènement : "Il y a, dans le fond de l'atelier, une immense toile représentant une apothéose réaliste de Baudelaire, de Champfleury, et il y a sur un chevalet une immense toile représentant une apothéose des Parnassiens, apothéose où se trouve au milieu un grand vide, parce que, nous dit le peintre, tel et tel n'ont pas voulu être représentés à côté de confrères, qu'ils traitent de m..., de voleurs" (Journal des Goncourt, daté du 18 mars 1872, tome V, 1872-1877).

Parce que particulièrement célèbre et médiatique, cette scène est relatée dans le film Total Eclipse d’Agnieszka Holland :


 

Avant même de relater les évènements de "l'incident de Carjat", Agnieszka Holland imagine un Rimbaud à l'image d'un enfant mal éduqué, ne sachant pas se tenir à table et s'ennuyant dans un repas entre "grandes personnes". D'ailleurs, lors du plan sur la tablée, nous pouvons remarquer que tous les personnages sont presque immobiles sur leur chaise, à l'exception du personnage de Rimbaud s'agitant et jouant avec tous les objets qui lui passent sous la main. Ainsi, par cet extrait, c'est réellement cette image d'enfant terrible de la littérature que tente de transmettre la réalisatrice. De plus, dans le film, Agnieszka Holland ne respecte pas la véritable trame de l'évènement en faisant de cette scène la première participation du poète au cercle des "Vilains Bonshommes". A ce moment du film, il faut donc comprendre que Rimbaud ne connait pas les artistes qui l'entourent ce qui accentue cette image de personnage impoli, provoquant et n'étant absolument pas impressionné par la présence d'artistes pourtant reconnus. De plus, Holland imagine un personnage susceptible dont le refus de la critique, tout comme du compliment, rappelle l'attitude des adolescents en crise ( distance face à la critique que relate d'ailleurs Paul Verlaine dans un article sur Rimbaud : "Lors de l'arrivée d'Arthur Rimbaud à Paris en septembre 1871, et de l'émerveillement si sincère provoqué par ses poèmes dans notre milieu, Valade, Cros, Cabaner, Mercier et d'autres, il se méfiait pour lui-même, se défendant peut être contre lui-même d'un enthousiasme qu'il suspectait d'être affecté chez ses camarades", Paul Verlaine, Les Hommes d'aujourd'hui, n°396, 1888)
Par les différents témoignages rapportés (Fantin-Latour la décrit d'ailleurs, sous la plume d'Adolphe Jullien, comme "une querelle qui ne touchait en rien aux Lettres ni aux arts éclate un beau jour au dîner des Vilains Bonshommes, où Fantin s'est risqué quelques fois, entre deux des modèles qu'unissait cependant une affection des plus vives. Cette querelle allant jusqu'aux voies de fait, fit grand bruit dans le monde littéraire", Adolphe Jullien, Fantin-Latour, Laveur, Paris, 1909)  nous savons que cette querelle entre Rimbaud et Carjat a réellement eu lieu mais ici, la réalisatrice ne nomme même pas le personnage qui entre en conflit avec Arthur Rimbaud. Ainsi, cette scène met plus en lumière un adolescent ingérable qu'un jeune poète confrontant ses idées poétiques. Le but de cette scène est donc bien de mettre en valeur un personnage provocateur que rien ne peut arrêter. Celui-ci devient donc l'élément central, voire exclusif de la scène. Grossier, injurieux, insolent montant sur la table, le jeune homme ridiculise les autres poètes qui deviennent également spectateurs d'une situation qui leur échappe. Néanmoins, la réalisatrice accentue cette image en imaginant un Rimbaud presque prétentieux, incontrôlable et totalement irrespectueux : la provocation rimbaldienne telle que l'on se l'imagine. D'ailleurs, le fait qu'elle le représente en train d'uriner sur le poème qu'il vient d'insulter fait vaciller le spectateur entre rire et stupéfaction pour un jeune homme ne respectant aucune convention et dominant totalement les autres personnages.
 

Dans cet extrait, Rimbaud devient réellement un personnage puissance et dominateur, aspect accentué par le fait qu'il soit en hauteur sur la table et regardant de haut les autres personnages. Ainsi, cet événement est un moyen pour le cinéma de mettre en valeur et d'accentuer le caractère provocateur et insolent du jeune génie de la poésie française.