2. Un amour médiatisé : le "drame de Bruxelles"

         Tout comme dans l'analyse précédente, nous ne prendrons dans celle-ci qu'un seul évènement déjà médiatique au moment des faits en le comparant à la manière dont les médias actuels (par l'intermédiaire du film d'Agnieszka Holland) le traitent.

A la suite de "l'incident de Carjat", Rimbaud est contraint de s'éloigner de la vie parisienne. Il retourne pendant quelques temps à Charleville et finit par revenir à la capitale début 1872. Ce retour est en réalité un nouveau départ car, accompagné de Verlaine, il décide d'explorer l'Angleterre. C'est finalement à Londres que le couple emménage. Si Rimbaud se consacre à l'écriture d'Une Saison en enfer, Verlaine, quant à lui, est rattrapé par ses vieux démons. C'est avec difficulté que Rimbaud supporte quotidiennement ce "pitoyable frère" désespéré d'avoir abandonné sa "petite épouse". Les nouveaux arrivants agitent donc le petit quartier populaire de Soho. Mais Verlaine ne supporte plus cette existence et est de plus en plus nostalgique de sa vie conjugale. Ainsi, entre querelles et moqueries, Verlaine abandonne finalement Rimbaud en 1873 comme le relate Delahaye à propos d'une lettre de Rimbaud : "Un matin, Verlaine revenant de "faire le marché", se présente porteur d'un poisson qu'il tient et regarde avec un air de maladresse piteuse. Ricanements et moqueries de Rimbaud. Cela tombe mal, car Verlaine qui vient de subir déjà dans la rue les "sneers" de "naughty boys" et "d'impertinent maids" est en train, justement, de penser que la gêne est une chose affreuse, qu'il en est assez, assez, assez ! ... Furieux, il jette au nez du railleur l'emplette, quitte la maison (...)". D'ailleurs, remarquons avec quelle exactitude ces mots touchants sont représentés dans le film d'Agnieszka Holland:


Verlaine quitte donc Londres pour Bruxelles où il entend retrouver et reconquérir sa femme. Mais tous ces évènements ne marquent pas les médias au moment de leur déroulement et ne nous parviendront qu'après le fameux "drame de Bruxelles" ou le retour de Rimbaud et Verlaine sur la scène médiatique. A l'heure où le milieu parisien suspecte une relation "immorale" entre les deux poètes, le "drame de Bruxelles" va donner raison aux rumeurs.

Dans la soirée du 8 juillet 1873, Rimbaud, décidé à retrouver son amant, arrive à l'Hôtel Liégeois de Bruxelles. Là, malgré la présence de la femme de Verlaine, Arthur tente de reconquérir celui-ci. Durant deux jours, Verlaine laisse Rimbaud dans l'attente : il ne peut pas faire son choix entre une vie bien rangée à Paris avec sa femme ou une existence de bohème auprès de son amant terrible. Le 10 juillet, las d'un Verlaine indécis, le jeune Arthur abandonne. Il est bien décidé à rejoindre Paris et laisser son amant face à son destin. Ce qu'il ignore c'est qu'un peu plus tôt dans la journée, Verlaine a fait l'acquisition d'un revolver qu'il pointe finalement sur Rimbaud (après l'avoir enfermé dans sa chambre d'hôtel) pour l'empêcher de partir. "Voilà pour toi, puisque tu pars", tels sont les mots de Verlaine que relatent Rimbaud après avoir reçu une balle dans le poignet gauche (la déposition complète de Rimbaud, au juge d'instruction, est disponible sur "Wikisource" à l'URL suivant : http://fr.wikisource.org/wiki/D%C3%A9position_de_Rimbaud_devant_le_juge_d%E2%80%99instruction )
 
Cet épisode mythique fait également l'objet d'une scène dans le film d'Agnieszka Holland : 



Remarquons, dans un premier temps, que lors de ces événements  Mathilde Verlaine, la femme de Paul, était présente mais la réalisatrice a décidé d'en faire une scène intime entre les deux poètes. De plus, contrairement à l'image de poète désinvolte que représentait précédemment Holland, les rôles s'inversent dans cette scène faisant de Rimbaud un homme mature face au "frère pitoyable" n'ayant que le suicide comme argument pour retenir son amant. Ceci se remarque d'ailleurs dès l'ouverture de cette scène qui prend des allures de scène de ménage, l'un reprochant à l'autre d'être saoul et voulant le quitter par cause de son comportement indécis. Le personnage de Rimbaud vêtit donc un ton grave et solennel refusant de céder aux menaces et à l'autorité que tente de lui imposer Verlaine. Ce dernier adopte différentes méthodes pour empêcher son départ. Pleurs, cris, rires, promesses rien ne fait changer Rimbaud d'avis et celui-ci devient la représentation de l'homme sage, stoïque et adulte face à l'attitude hystérique et adolescente de son amant. 
En réalité, le comportement de Rimbaud traduit la douleur du jeune poète qui se rend compte qu'il est en train de perdre celui qu'il aime. Holland représente donc un "nouveau" Rimbaud qui en a fini avec sa crise adolescente et qui veut recentrer son intérêt sur l'écriture. Mais, au fur et à mesure de la scène, l'insouciance de son jeune âge se fait tout de même sentir. En effet, la désinvolture du jeune poète réapparaît curieusement lorsque Verlaine braque vers lui son revolver. En d'autres termes, à l'agression de Verlaine, Rimbaud répond par l'insolence, caractère qui ne fait qu'encore plus excéder son partenaire qui ne peut plus supporter ses moqueries incessantes. Ainsi, Holland nous met face à la rupture de deux adolescents ne cherchant qu'à se faire mutuellement souffrir. 
Néanmoins, cette scène, pourtant dramatique, ne peut que faire sourire le spectateur et notamment par la réaction du personnage de Rimbaud lorsque Verlaine l'implore de le tuer. A cette demande, Rimbaud répond "Et comment espèce d'imbécile ? Tu viens de me faire un trou dans la main", réplique tellement à l'opposée de la situation qu'elle ne peut que faire sourire le spectateur par le naturel qui émane du jeune poète.

Ainsi, Holland donne une vision très personnelle du "drame de Bruxelles" à l'image de la sulfureuse passion de Rimbaud et Verlaine : un couple tumultueux tout autant qu'ordinaire dont la séparation est à l'image de leur idylle. C'est d'ailleurs cette vision de la relation entre les deux poètes que conservent les médias. Finalement, représenter Rimbaud en victime rompt cette image d'adolescent sûr de lui et fait de cet événement le passage d'un poète enfant à adulte. 
De plus, nous pouvons remarquer que Holland passe sous silence l'enquête puis le procès qui ont eus lieu  suite à cet accident. Pendant des mois les deux hommes vont mener une lutte judiciaire l'un niant la relation unissant les amants maudits, l'autre protestant contre une tentative de meurtre (les différents témoignages et interrogatoires des deux hommes, à propos du "drame de Bruxelles", sont disponibles sur le blog de "Mag4" à l'URL suivanthttp://www.mag4.net/Rimbaud/Documents3.html ) . Ce procès va d'ailleurs placer les deux poètes sur le devant de la scène médiatique par ce combat qu'ils mènent l'un contre l'autre. Ce procès clôt finalement d'une triste manière cette relation amoureuse et c'est pour cette raison qu'aujourd'hui les médias ne retiennent que peu ces événements post-Bruxelles" venant ternir l'image des deux poètes. Bien que les médias de l'époque aient suivi de très près ce crime passionnel, il est intéressant de remarquer que les médias actuels préfèrent retenir l'image de la passion qui unissait les deux poètes. D'un couple méprisé et traqué pour immoralité, Rimbaud et Verlaine sont devenus l'emblème de l'amour fusionnel et intellectuel pour les médias actuels. 
Ce changement de point de vue médiatique n'est pas immédiat et va mettre des années à s'opérer notamment par le mystère qui va progressivement entourer la vie de Rimbaud.